Londres, agent double?
Deux bases Echelon connaissent un développement impressionnant - en hommes
et en matériel - en Angleterre. La première est installée
à Morwenstow, la seconde à Menwith Hill. On peut donc s'interroger sur le rôle joué par la Grande-Bretagne
dans l'Union européenne. Londres vient d'achever six mois de présidence
de l'UE et, dans le même temps, participe activement à l'opération
Echelon, visant les principales entreprises européennes. A Strasbourg
et ailleurs, on s'interroge...
LE ROYAUME-UNI joue un rôle central dans le dispositif Echelon. Son service
de renseignement électronique, le Government Communications Headquarters
(GCHQ), est un maillon essentiel de la toile tissée par la NSA (agence
de sécurité américaine) dans le monde, depuis l'accord
secret Ukusa, conclu avec les Etats-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande
et l'Australie.
Le rôle du Royaume-Uni
"Le degré d'interaction et de collaboration est impressionnant. Chaque jour on planifie ensemble les interceptions, on décide de nouvelles cibles, on coordonne la programmation des satellites et des ordinateurs, et l'on échange des informations. Tout fonctionne comme un unique et vaste système commun, commente Hager. Bien qu'un demi-siècle se soit écoulé depuis la signature du pacte, ajoute-t-il, tout se passe comme si rien n'avait changé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale." Et surtout comme si le Royaume-Uni n'avait pas décidé d'entrer dans l'Union européenne et conclu une alliance avec les pays qu'il espionne pour le compte des Etats-Unis et avec leur concours.
En dépit des déclarations britanniques de fidélité
à la cause européenne, le fait est que ce rapport de collaboration
très étroite dans la collecte de Signal Intelligence a de très
fortes implications politiques, diplomatiques et économiques, et pèse
effectivement plus lourd que quelque alliance européenne que ce soit,
comme en atteste un document secret, "1994 Strategy Summary", préparé
par sir John Ayde, chef du Government Communications Headquarters, le service
britannique qui réceptionne et diffuse Signal Intelligence. "Le rapport sur l'Ukusa est pour nous
de la plus haute importance, y lit-on. Nous devons fournir à nos partenaires
une contribution d'une qualité et d'une quantité telles qu'ils
puissent en tirer satisfaction. Cela peut vouloir dire qu'il est parfois nécessaire
de mettre également les ressources du Royaume-Uni au service des demandes
américaines."
Pour Londres,
les bénéfices de cette extraordinaire alliance d'espionnage sont
sans aucun doute énormes. Non seulement le Royaume-Uni peut avoir accès
à un système global et omnivore qu'il n'aurait jamais pu créer
seul, gérer et maintenir à jour, mais, grâce au pacte Ukusa,
il est protégé contre l'espionnage diplomatique, industriel et
économique américain dont ses partenaires européens sont
la cible. "Tant que
l'accord Ukusa restera en vigueur aucun des quatre autres pays membres ne pourra
penser avoir une politique extérieure véritablement indépendante", conclut Hager. Il ne faut donc
pas s'étonner si, quand Washington attend son soutien (comme dans la
récente crise irakienne), Tony Blair, bien qu'assurant la présidence
de l'UE, ne cherche à aucun moment à construire un consensus européen,
mais s'aligne immédiatement sur les positions américaines.
Est-il envisageable qu'avec l'avancée du processus d'unification européenne le Royaume-Uni décide de sortir du pacte Ukusa ? Les experts consultés par Il Mondo excluent cette hypothèse. En partie parce que, ces dix dernières années, l'engagement britannique s'est même renforcé (vis-à-vis des Etats-Unis). Fin 1988, après avoir réfléchi à l'éventualité de créer son propre réseau autonome de satellites-espions, le gouvernement de Margaret Thatcher avait pris une décision difficilement réversible en signant un "mémorandum d'entente" ultrasecret par lequel le Royaume-Uni s'engageait à intensifier son activité au sein d'Ukusa.
Pour ne pas être trop subordonné à Washington, Londres s'engageait
alors à verser une contribution de 500 millions de livres en échange
du droit de réorienter sur une cible concernant ses propres intérêts
l'un des trois satellites-espions de la NSA, à raison de quatre mois
par an au maximum, les exigences de la NSA ne conservant la priorité
qu'en cas de crise.
Cette participation de la Grande-Bretagne au réseau Echelon d'écoutes électroniques place la plupart de ses partenaires européens dans une situation particulièrement inconfortable. Si, en effet, Echelon est bien l'outil de l'« intelligence » économique au profit du monde anglo-saxon que dénoncent ses adversaires, le Royaume-Uni est dans une position « ambiguë et ambivalente », selon François-Emile Truchet, un spécialiste d'Internet : celle d'un pays européen qui espionne ses partenaires et qui peut connaître, par avance, leur argumentaire. Au point de « soulever des inquiétudes graves et légitimes » au sein de l'Union européenne, quand il s'agit d'arbitrer, à Bruxelles, entre des intérêts concurrents dans les domaines commercial, financier, industriel ou bancaire.
La complicité de la Grande-Bretagne avec les Etats-Unis peut devenir
un contentieux dans le dialogue en Europe, surtout si, comme le prétendent
des experts, elle s'exerce prioritairement en direction de la France et de l'Italie.
D'autant que des rumeurs font état d'une clause spéciale du traité
Ukusa, selon laquelle le GCHQ serait habilité à prendre le relais
des écoutes de la NSA en Europe si, d'aventure, la centrale d'écoutes
américaine, dont les statuts, dit-on, interdisent les interceptions de
communications privées, se voyait rappeler à l'ordre par la justice
américaine.